La "cité de la peur" se rebiffe contre TF1

Publié le par Carland

La chaîne du groupe Bouygues avait racolé 6 millions de téléspectateurs en présentant un quartier HLM de Maubeuge comme un coupe-gorge tropical. Les habitants ont modérément apprécié.

De l’autre côté de la rocade, au pied des tours, les briques rouges du centre social couvent un foyer d’insurrection. « Ils nous ont salis, ils nous ont trompés, gronde Fatima. Tout ce qu’ils ont dit dans le reportage, c’est faux. Les Provinces-Françaises, c’est le paradis, le pa-ra-dis je vous dis ! » Les Provinces-Françaises, comme le nom ne l’indique guère, c’est la plus grosse cité HLM de Maubeuge. L’une des plus pauvres, aussi. Ce 18 novembre, une soixantaine de ses habitants se réunissent pour préparer la contre-attaque. Trois jours plus tôt, « Sept à huit », l’émission dominicale phare de TF1, a consacré à leur quartier un sujet dont le titre, Peur dans la cité, indiquait en revanche assez fidèlement le propos : des voitures qui brûlent, des « jeunes » « squattent les entrées », des « vieux » qui se terrent dans leurs murs, apeurés, fulminant à visage flouté contre « ces Sénégalais qui viennent nous faire chier »… L’auteur de ce film d’épouvante, Emmanuel Reitz, est un baroudeur de métier. Après ses reportages de guerre sur « les enfants maudits du Congo » et « les femmes immolées par leurs familles » qui cassent, trafiquent et en Afghanistan, il était manifestement mûr pour sauter sur les Provinces-Françaises.

Crocodile Dundee dans l’enfer du Nord

Pourquoi cette cité-là plutôt qu’une autre ? Parce que les limiers d’Éléphant & Cie, la société de production d’Emmanuel Chain à laquelle TF1 soustraite la production de « Sept à huit », ont vu passer un article qui leur a mis l’eau à la bouche : paru dans l’hebdomadaire local La Sambre, il narrait la découverte d’un bébé crocodile de 15 centimètres enfermé dans un vivarium au fond d’une cave [1]… Il n’en fallait pas plus pour parachuter sur place le corps d’élite du journalisme télévisuel. Mission réussie, comme l’atteste le lancement du sujet par Harry Roselmack : « Vous allez voir maintenant le cauchemar que vivent de nombreux habitants. Insultes, menaces, vandalisme. […] Ils vivent dans leur quartier comme s’ils en étaient devenus otages et ne rêvent que d’en partir. » Celui que Le Journal du dimanche a intronisé « journaliste préféré des Français » (6.11.09) désignait à ses 6 millions de téléspectateurs – record d’audience annuel de l’émission – le « cauchemar » dans lequel ils seraient soulagés de ne pas vivre : la « cité sensible » de Maubeuge, le « Chicago du Nord », avec ses reptiles et ses voyous.

Coproduction municipale

Habituellement, pareille caricature ne produit que des agacements isolés. Pas à Maubeuge. Dans cette ancienne ville sidérurgique ravagée par les délocalisations (26 % de chômeurs officiellement, 45 % dans le quartier des Provinces françaises), la colère fait bloc. Dans la salle du centre social, on se repasse en boucle les dix-sept minutes du reportage honni. « S’il faut affréter un minibus pour aller au siège de la chaîne, on le fera », lance Fatima qui, en trente-quatre ans de vie dans la cité, a élevé « 8 enfants et 22 petits-enfants ».

Certains s’en veulent amèrement d’avoir rendu des services pour faciliter les deux semaines de tournage d’Emmanuel Reitz et de son commando. « Au final, on se retrouve avec un montage qui présente notre cité comme une zone de nondroit, alors que, pendant les émeutes de 2005, les journalistes venaient nous demander pourquoi la cité ne s’embrasait pas », fait remarquer Abdelkader, un travailleur social. Le maire socialiste de Maubeuge, Rémi Pauvros, a protesté auprès du CSA et envoyé un droit de réponse à TF1. Mais, dans son émission du 22 novembre, le journaliste préféré des Français n’en dira pas un mot.

Les édiles avaient pourtant déroulé le tapis rouge à la chaîne de Martin Bouygues. Lorsque le reporter de choc d’Éléphant & Cie a appelé la mairie de Maubeuge pour tâter le terrain, il est tombé sur un adjoint à la jeunesse particulièrement coopératif, Thomas Depardieu. Lequel ne s’en cache pas au Plan B : « Ce reportage a même été coopté par nous et le centre social. » On s’étonne : d’où les dirigeants de la ville tirent-ils ces trésors de confiance envers une chaîne de télévision peu réputée pour le caractère nuancé de son travail ? « Le journaliste nous a dit qu’il voulait faire une photographie globale du quartier, on ne s’est pas méfiés, répond l’adjoint à voix pas trop haute. Vous savez, quand il y a une demande d’interview, a priori on a confiance dans les journalistes. À l’arrivée, c’est vraiment une tromperie… On a été dupés sur un montage journalistique. »

Les gens de la mairie flairaient surtout un énorme coup de publicité. Maubeuge au « Sept à huit », c’était, croyaient-ils, la promesse d’une pluie de retombées délicieuses. Alléchés par les images d’Emmanuel Reitz en tenue safari, touristes et investisseurs ne tarderaient pas à déferler sur la ville, des bonbons et des emplois plein les poches… À présent, Thomas Depardieu et ses collègues se précipitent au centre social pour signer des deux mains la pétition anti-TF1 des habitants. Les plus audacieux parlent même de créer une association de promotion de l’image du quartier…

Preuve que la critique des médias se banalise, La Voix du Nord a titré en « une » sur « La colère des habitants » contre TF1 (18.11.09). « Pourquoi on nous prend toujours en grippe ? Ici ce n’est pas pire qu’ailleurs, il faut arrêter », proteste une mère de famille citée dans l’article. Quelques mois plus tôt, la Pravda régionale avait choisi un gros titre similaire – « Des locataires des Provinces-Françaises en colère à Maubeuge » – pour signaler l’irruption chez leur bailleur social d’« une vingtaine d’habitants de l’immeuble le Bretagne », exaspérés par ces jeunes qui « taggent, pissent sur les portes, laissent leur bouffe, leurs bouteilles » (1.4.09). Grâce à TF1, la presse locale peut enfin jouer l’union sacrée avec un quartier qui lui délivre sa pitance régulière de faits divers. Et la mairie, faire les yeux doux à 1 800 habitants qui vivent pour la plupart en dessous du seuil de pauvreté.

Dans le hall d’une tour des Provinces -Françaises, Farid, 22 ans, apostrophe Le Plan B : « Vous, les journalistes, on vous connaît : on vous dit quelque chose et vous ne gardez que ce qui vous intéresse. Maintenant, c’est fini ! »« Qu’est-ce qui se passe dans quelques semaines ? Des élections régionales, non ? Ce reportage, c’est tout simplement pour remettre l’insécurité à la télé, pour que Sarkozy et la droite gagnent les élections. C’est politique, on les connaît, TF1 ! » Avant de s’engouffrer dans la cage d’escalier, il esquisse une analyse assez largement partagée dans la cité :

Chain se déchaîne

Six jours plus tard, Emmanuel Chain adressait un courrier au maire, lequel le faisait aussitôt circuler dans la presse locale. « Le désarroi et la peur qu’expriment de très nombreux habitants de cette cité est un fait incontestable, et ses causes sont clairement expliquées, sans concession ni parti pris, s’offusque le producteur. Je peux enfin vous assurer que les équipes de “Sept à huit” travaillent toujours avec un souci de distance et une indépendance qui ont bâti la réputation de ce magazine. » Refus des concessions, indépendance, distance… l’ancien présentateur du magazine « Capital » sur M6, qui a notoirement censuré nombre de sujets sur instructions des annonceurs [2], est à deux doigts de convoquer Albert Londres et Ernest Hemingway. « Forcément, ils jouent la politique de l’autruche », rouspète le directeur du centre social, Thomas Gueydan.

Le même jour, Harry Roselmack expliquait à TV Magazine, le supplément hebdomadaire de la presse régionale Hersant : « La banlieue est le milieu dont le traitement médiatique est le plus connoté parce qu’on ne s’y rend que lorsque se produisent des violences… Cela en donne une image fausse. Notre idée est de nous approcher le plus près de la vérité » (21.11.09).

Notes

[1] « Drôle de découverte dans une cave des Provinces-Françaises », La Sambre, 25.9.09. Selon cet article, « l’identification a livré son verdict : c’est un crocodile du Nil. Long de 23 cm, il a été récupéré dans un état de santé jugé convenable (il était apparemment nourri de poissons rouges vivants) ». Contre toute attente, TF1 n’a pas recueilli les commentaires scandalisés de la Société protectrice des poissons rouges.

[2] En février 2006, par exemple, la Société des journalistes de M6 dénonçait un coup de ciseaux d’Emmanuel Chain dans un sujet sur les jeux de grattage afin de « préserver les intérêts de la Française des jeux ».

 

Source : http://www.leplanb.org/La-cite-de-la-peur-se-rebiffe.html

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