La France, future patrie du droit des bourreaux ?

Publié le par Carland

«Ce projet de loi, s'il était adopté en l'état, ferait de la France une terre d'impunité pour les auteurs des crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocide», soulignent la quarantaine d'associations regroupées dans la coalition française pour la Cour pénale internationale (CFCPI). La charge est rude pour la «patrie des droits de l'Homme», face à un gouvernement qui tente de faire adopter ce projet de loi dans l'urgence.

Illustration avec l'un de ces dossiers internationaux: le massacre des quelque 350 «disparus du Beach», en 1999 au Congo-Brazzaville. Plusieurs suspects ont pu être entendus par la justice française, ces derniers temps, au gré de leur séjour et de leur interpellation dans l'Hexagone. Cela sera-t-il encore possible avec l'actuel texte de loi «portant adaptation du droit pénal à l'institution de la CPI»? Non, clairement, selon Patrick Baudouin, président d'honneur de la Fédération internationale des ligues des droits de l'Homme (FIDH). «Dans la pratique, les verrous instaurés par ce projet permettraient de bloquer toute poursuite judiciaire dans un dossier comme celui-ci», affirme l'avocat.

Des «verrous»? Quatre critères fort difficiles à obtenir devront être réunis – tous les quatre! – avant de pouvoir poursuivre un criminel international en France, selon le projet de loi. Primo, ce suspect devra avoir sa «résidence habituelle» dans l'Hexagone. Secundo, le droit habituellement reconnu aux victimes de déclencher les poursuites judiciaires en se constituant parties civiles sera supprimé (le parquet, qui dépend du gouvernement, aura le monopole des poursuites). Tertio, la «double incrimination» sera de rigueur (on ne poursuivra un crime international qu'à la condition qu'il soit punissable à la fois par le droit français et par la législation de l'Etat où il a été commis). Le quarto concerne «l'inversion du principe de complémentarité» (ici).

De ces blocages, le dossier des «disparus du Beach » fournit «un exemple parfait», selon Me Baudouin. «Car l'élément déclencheur des poursuites a été la plainte déposée par la FIDH, la Ligue française des droits de l'homme et l'observatoire congolais des droits de l'Homme», rappelle l'avocat. Cette plainte visait notamment le président de la République du Congo, Denis Sassou Nguesso, son ministre de l'intérieur le général Pierre Oba et l'inspecteur général des armées Norbert Dabira. «Si le parquet avait eu le monopole des poursuites, il est évident que rien ne se serait passé !»

Un deuxième «verrou» aurait aussi joué pour empêcher toute enquête judiciaire en France. Le général Dabira avait en effet été interpellé au domicile de Villeparis (Seine-et-Marne) où il lui arrivait de séjourner. «Mais il ne s'agissait pas de sa résidence habituelle, au sens du droit français», ajoute Me Clémence Bectarte, collaboratrice de Me Baudouin. Il en aurait été de même pour le chef de la police congolaise, Jean-François N'Dengue, arrêté en 2004 lors de son passage à Paris. L'ensemble de cette affaire ainsi que plusieurs autres dossiers internationaux ont motivé une «lettre ouverte» du Syndicat de la magistrature aux ministres de la justice et des affaires étrangères, au début de cette année, qui fait état du peu d'empressement de Paris à mettre en cause d'éventuelles responsabilités d'autorités étrangères. 

«Voilà que la semaine passée, tout s'est emballé...»

Une autre illustration, liée cette fois au traitement judiciaire du génocide rwandais de 1994 par la France, est donnée par Me Simon Foreman. Président de la coalition française pour la CPI, l'avocat se souvient de la réponse donnée par la garde des Sceaux Rachida Dati, en 2009: «Le cabinet de la ministre a fini par répondre que le ministère public n'engagerait aucune poursuite contre les quatre suspects génocidaires qui avaient été interpellés dans l'Hexagone...» Il revenait donc aux parties civiles de le faire. Ce qu'interdirait, précisément, l'actuel projet de loi. 

Pourquoi le gouvernement veut-il aujourd'hui faire passer ce texte dans l'urgence? La «patrie des droits de l'Homme» a pris un retard certain à adapter sa législation nationale au Statut de Rome (qui a créé la CPI et que Paris a ratifié en 2000). Jusqu'en juin 2008, quand le Sénat a fini par adopter ce projet de loi. Mais d'une façon qui a fait hurler les défenseurs des droits de l'Homme: «Le Sénat a vidé de sa substance la compétence des tribunaux français pour juger les génocidaires ou les criminels contre l'humanité se trouvant en France», a alors réagi la CFCPI. Avec l'espoir que l'Assemblée nationale amenderait sérieusement le texte quand il lui serait soumis. En juillet 2009, la commission des affaires étrangères de l'Assemblée n'avait-elle pas rendu un avis demandant – comme les défenseurs des droits de l'Homme – la levée des «verrous»?

 Mais cet espoir a été douché, le 19 mai, quand le pouvoir exécutif a imposé à l'Assemblée nationale la procédure du «vote conforme» (qui revient à faire voter les députés sur le texte du Sénat, sans pouvoir l'amender). «Voilà que la semaine passée, tout s'est emballé, témoigne le député (PS) Jean-Jacques Urvoas, sur son blog. Thierry Mariani se rappelle soudain qu'il a été désigné par la Commission des lois comme rapporteur voici 24 mois et Jean-Luc Warsmann découvre qu'il peut inscrire le sujet à l'ordre du jour de sa commission sans demander l'avis du gouvernement. Nous nous sommes donc retrouvés avec la discussion de ce “projet de loi portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale” inscrite pour notre réunion du 19 mai.»

Et le député socialiste de prolonger: «Comment expliquer cette précipitation soudaine? Tout simplement parce que le 31 mai prochain à Kampala (Ouganda), va s'ouvrir la conférence internationale de révision de la CPI, et que la France risquait d'être montrée du doigt pour sa frilosité. La droite a donc décidé de faire fissa, en pratiquant ce que l'on appelle dans le langage parlementaire un “vote conforme”. Il s'agit de demander à l'Assemblée de se comporter comme une simple chambre d'enregistrement du texte voté par le Sénat. Aucun amendement adopté, même mineur, pour éviter d'avoir à renvoyer le texte devant l'autre chambre. On gagne ainsi un temps considérable. Et la France peut se présenter à Kampala avec un air moins penaud...»

Le 31 mai, donc, les cent dix pays participant au système de la Cour pénale internationale tireront à Kampala le bilan des premières années de fonctionnement de la justice pénale internationale. «Celui de la France, qui pourtant se targue d'agir pour une justice internationale effective, est affligeant», déplore la coalition française pour la CPI. Le «pays des droits de l'Homme» est déjà à la traîne par rapport à l'Angleterre, l'Espagne ou les Pays-Bas. Dans son dernier rapport, Amnesty International dénonce aussi cette «France qui représente toujours une terre d'accueil pour les responsables des massacres les plus odieux». En maintenant le «verrouillage», Paris envoie au monde «un message désastreux», considère encore la CFCPI : «La France souhaite ménager les bourreaux qui voudraient se rendre sur son sol et n'a en réalité aucune intention de participer au système judiciaire international créé par le Statut de Rome pour lutter contre les atrocités qui heurtent la conscience de l'humanité tout entière.»

Source : http://www.mediapart.fr/journal/france/260510/la-france-future-patrie-du-droit-des-bourreaux

Publié dans Politique

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