Karachi : le juge accélère et demande des levées du «secret-défense»

Publié le par Carland

C'est dans le cadre de l'exécution du contrat Agosta que onze Français employés de la Direction des constructions navales (DCN) et quatre Pakistanais sont morts en mai 2002 dans un attentat à Karachi. Huit ans plus tard, les commanditaires de l'attaque-suicide demeurent toujours inconnus, la piste Al-Qaida, longtemps privilégiée par les autorités pakistanaises ainsi que par le juge Jean-Louis Bruguière en France, ayant été écartée par l'instruction judiciaire en 2008.

Le juge Trévidic, qui a succédé en 2007 à M. Bruguière, examine désormais la possibilité que le mobile de l'attentat soit directement lié aux troubles dessous financiers du contrat Agosta, sur lequel pèsent de lourds soupçons de corruption au Pakistan et de financement politique occulte en France. Dans cette hypothèse, l'attentat de 2002 serait la conséquence de l'arrêt du versement de commissions promises à des décideurs pakistanais en marge du marché des sous-marins.

Au fil de l'enquête du juge Trévidic, il est également apparu que Jacques Chirac, après son élection en 1995 à la présidence de la République, a décidé de stopper le versement de commissions qu'il soupçonnait d'avoir alimenté son rival Edouard Balladur par l'entremise d'intermédiaires (dont Ziad Takieddine) imposés à la dernière minute dans les négociations d'Agosta.

Parmi les documents réclamés par le magistrat figure en premier lieu l'intégralité du contrat Agosta, signé le 21 septembre 1994 avec le Pakistan, dont seules quelques pages (sans grand intérêt) ont été rendues publiques. Dans son courrier à Hervé Morin, Marc Trévidic souligne que «l'instruction d'un dossier criminel, qui plus est terroriste, implique nécessairement que tous les aspects entourant la commission du crime soient éclaircis». En d'autres termes, le magistrat signifie clairement au ministre de la défense qu'il ne saurait se contenter des informations expurgées qui lui ont été transmises jusqu'ici.

Un mystérieux compte rendu au ministre

Encore plus explicite, le juge écrit : «De façon plus directement liée à la problématique d'un lien possible entre l'attentat et les commissions versés ou non versées dans le cadre de la conclusion du contrat Agosta B et de ses éventuels avenants, nous serions éventuellement intéressés par la déclassification de tout document traitant de ce point détenu par votre ministère ou par un service dépendant de votre ministère, qu'il s'agisse des non-paiements éventuels de commissions liés à l'entrée en vigueur le 28 septembre 2000 de la Convention OCDE contre la corruption ou de non-paiement lié à une décision politique quatre années auparavant comme cela était évoqué dans notre demande initiale de déclassification et ressort maintenant à l'évidence de plusieurs documents versés dans la procédure et de plusieurs auditions de témoins ».

Dans sa lettre, M. Trévidic souligne qu'un document du 25 juillet 2000, signé de Dominique Castellan,  PDG de DCN-I, filiale commerciale de la DCN, indiquait : « Conformément aux intentions des autorités, tout paiement a été arrêté- CR écrit fait aux autorités ». Comme le rappelle le magistrat, lors de son audition, « M. Castellan a répondu qu'il avait effectivement fait un compte rendu au ministre de la défense et que ce compte rendu était probablement classifié ».  Compte rendu dont, jusqu'ici, le gouvernement s'était bien gardé de faire part au juge d'instruction.

Ce dernier ajoute que « cet élément est à rapprocher des déclarations de M. Frédéric Bauer, à l'époque gérant de la SARL Control Risk Management, qui a affirmé avoir été notamment mandaté par la DCN-I en 1996, dans le cadre du contrat Agosta 90B, afin de faire renoncer M. Ziad Takieddine au restant des commissions dues ».

De fait, ainsi qu'il l'a confirmé dans un entretien à Mediapart, M. Bauer avait été missionné par les chiraquiens pour « couper les vivres » au duo d'intermédiaires suspecté d'avoir reversé des fonds aux partisans d'Edouard Balladur, les hommes d'affaires libanais Abdul Rahman El Assir et Ziad Takieddine.

Ce dernier, qui nie aujourd'hui toute implication dans le contrat Agosta, a « été désigné par plusieurs témoins comme étant la personne qui, aux côtés d'un dénommé Abdul Rahman El Assir, était le consultant qui avat contracté le 12 juillet 1994 avec la DCN-I, par l'intermédiaire de la société Mercor Finances, et cela sur consignes du ministère de la défense M. Donnedieu de Vabres », rappelle le juge.

A l'époque, Renaud Donnedieu de Vabres était à la fois le collaborateur et l'homme de confiance du ministre de la défense, François Léotard, lui-même soutien de poids d'Edouard Balladur dans sa campagne présidentielle.

50 millions de francs de rétrocommissions ?


Du coup, le magistrat réclame la transmission de « tous documents (...) relatifs aux commissions versées à des consultants », mais aussi de ceux « relatifs au choix de ces consultants et à l'aval éventuellement donné par le ministère de la défense sur ce choix », et enfin des notes se rapportant « à l'arrêt de paiement de ces commissions et notamment les documents comportant des consignes d'arrêt de ces versements ».

Enfin, le juge Trévidic demande communication « de tous les rapports établis par le Contrôle général des armées relatifs au contrat Agosta 90B ou aux contrats liés à celui-ci ». Le magistrat ne formule pas cette demande par hasard : il fait manifestement allusion au rapport, classé « confidentiel défense », du contrôleur général Jean-Louis Porchier, révélé dans Le Contrat.

Dans ce livre, le militaire, qui avait été chargé d'expertiser le contrat Agosta, révèle qu'il avait mis au jour « des fautes et des irrégularités qui méritaient des sanctions au niveau le plus élevé (...) jusque dans l'entourage du ministre de la Défense de l'époque, François Léotard ».

Surtout, il affirme que Michel Ferrier, l'un des responsables du SGDN (secrétariat général de la défense nationale), à l'époque patron de la toute-puissante CIEEMG (commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériel de guerre), lui avait assuré dès 1997 qu'à l'occasion du contrat Agosta, « 10 % des commissions versées aux intermédiaires étaient destinés aux rétrocommissions en France, soit à peu près 50 millions de francs. La moitié de cette somme a servi à financer la campagne d'Edouard Balladur, l'autre moitié à renflouer les caisses du Parti républicain ».

Reste à savoir maintenant quelle suite Hervé Morin va donner aux requêtes du juge Trévidic. Invité à réagir, mercredi 5 mai au matin sur RTL, aux révélations du Contrat, le porte-parole du Parti socialiste, Benoît Hamon, qui ignorait alors la nouvelle démarche du magistrat, a exigé au nom du PS « la levée du secret-défense ». « Parce que le secret-défense, ça protège par exemple les secrets de fabrication de nos sous-marins pour qu'ils soient furtifs, soit. Mais que ça protège ou que ça rende impossible le travail d'enquête d'un juge sur la mort de 11 de nos compatriotes, c'est un problème », a ajouté M. Hamon.

Faisant allusion aux difficultés rencontrées par le juge Trévidic pour obtenir du gouvernement la communication d'informations susceptibles de faire progresser ses investigations, le porte-parole du PS avait conclu : « Qu'est-ce qui justifie que Marc Trévidic, qui est en charge de cette enquête, ne puisse pas obtenir la déclassification d'un certain nombre de documents ? ».

Source : http://www.mediapart.fr/journal/france/060510/karachi-le-juge-accelere-et-demande-des-levees-du-secret-defense

Publié dans Politique

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